CHAPITRE PREMIER
Penché sur sa selle, Corin galopait comme le vent. Les yeux brouillés de larmes, il serrait les rênes comme un fou, poussant l'étalon au maximum de ses possibilités.
O dieux... Exilé pendant un an.
Il talonna l'étalon pour le faire aller plus vite.
Tu vas tuer ta monture.
Corin ne reconnut pas aussitôt la voix de Kiri. Il était tellement plongé dans son désespoir qu'il avait oublié la renarde.
Il se retourna. Loin derrière, il vit la riche fourrure rousse de son lir, courant derrière lui.
Ou alors, tu vas me tuer, moi.
Cela l'arrêta. Aussitôt, il entreprit de faire ralentir sa bête. Il procéda par étapes, ne voulant pas mettre en danger l'avenir du rouan.
Si ce n'était pas déjà fait.
Quand ils revinrent enfin au pas, Corin descendit de l'étalon, se sentant affreusement coupable. Il laissa l'animal continuer à avancer pour qu'il ne se refroidisse pas d'un coup.
Le rouan trébucha une ou deux fois. Marchant toujours, Corin jeta un coup d'œil en arrière. Kiri s'était mise au trot, la langue pendante.
O, je suis désolé ! Je n’aurais pas dû te faire ça !
Garde tes excuses pour le cheval ; j'ai le choix, lui non.
Corin regarda l'étalon rouan qui le servait fidèlement depuis trois ans, et qui avait reçu pour toute récompense un traitement cruel. Il lui caressa le museau et lui promit silencieusement d'être un meilleur maître à l'avenir.
Il n'est pas étonnant que mon jehan trouve nécessaire de me punir. Je lui ai donné assez de raisons...
Dans ce cas, cesse.
— Comment faire ? demanda Corin. Parfois, la colère monte en moi au point que je ne peux plus me contrôler. Si j'essaie d'expliquer, mon jehan n'écoute pas.
Qu'y a-t-il à expliquer quand ta conduite a coûté la vie d'une trentaine de personnes dans le Midden ?
— C'était la faute de Hart.
Ces gens étaient morts parce que Hart avait insisté pour aller dans le Midden, un endroit qu'ils ne fréquentaient habituellement pas, et pour de bons motifs.
— J'ai été obligé de riposter, reprit Corin. Ils nous auraient tués tous les trois.
Le Mujhar ne critique pas que vous vous soyez défendus, mais la raison de votre présence dans cette taverne. Vous avez désobéi tous les trois à ses ordres. Si vous ne l'aviez pas fait, ces gens ne seraient pas morts dans l'incendie.
— Nous n'avions pas l'intention de mal agir, murmura Corin. S'il nous en avait laissé la possibilité, nous aurions peut-être pu réparer le mal que nous avions fait. Il aurait dû nous prendre notre rente et la donner aux survivants, plutôt que nous priver de notre liberté.
Les vies ne s'achètent pas avec de l'or. Quant à la liberté, tu ne la reconnaîtrais pas si elle te sautait dessus ! Un homme apprécie la liberté au moment où il risque de la perdre.
— As-tu terminé ? demanda Corin, acide.
Et toi ?
— Oui, dit-il à contrecœur. Je vais devoir apprendre à ne compter que sur moi-même. Je sais ce que je suis. Suivant les moments, renfrogné et amer, égoïste et maussade, renfermé et coléreux. Du moins, c'est ce que disent mon jehan, Deirdre et Ian. Je n'aime pas ce que je suis, mais je n'y peux rien.
Tu y réfléchis, c'est déjà un premier pas.
— Et toi, Kiri ? Restes-tu avec moi parce que c'est ton devoir par rapport aux dieux, et non par loyauté ? Me méprises-tu à cause de mon caractère ?
Je méprise ton caractère, pas toi, dit la renarde. Quant à rester, je n'ai pas le choix. Nous avons été choisis l'un pour l'autre. Tout ce que font les dieux a un but.
Corin caressa le nez de l'étalon, qui commençait à respirer plus aisément, même s'il était loin d'être remis. Il lui promit de nouveau de ne plus jamais le conduire aussi durement.
Lir. Un faucon...
Il leva les yeux vers le ciel. Etait-ce Hart, envoyé pour le rappeler ? Corin était parti un jour en avance. Son jehan avait-il annulé la sentence ?
C'était peu probable. Niall en avait fait un décret royal. L'exil durerait un an, pas un jour de moins.
Le faucon descendit et se posa. La métamorphose enveloppa le rapace ; Corin eut un moment le vertige. Cela cessa rapidement quand la forme animale devint une forme humaine.
Keely sourit.
— Pensais-tu que je te laisserais quitter Homana sans moi ?
— Tu n'as pas l'intention de me suivre ?
— Pourquoi pas ? Je n'ai pas d'autre devoir pour l'instant que d'aider mon rujho au mieux de mes capacités.
Elle était mince et musclée, et vêtue de cuirs cheysulis moulants, comme un guerrier. Sa tenue ne dissimulait pas sa féminité. Il était loin, le temps où elle cachait sa chevelure sous une toque de chasseur et fanfaronnait comme un homme. Elle n'avait désormais plus besoin de ces artifices. Keely débordait de fierté innée et de confiance en elle.
— Tu ne devrais pas..., dit-il en souriant. L'exil est ma punition, je ne vois pas pourquoi tu le partagerais.
— Nous partageons tout, rujho. A part, peut-être, ton goût pour les femmes. Ça, je te le laisse, dit-elle avec un sourire ironique.
— Tes goûts te portent vers les hommes ? demanda-t-il.
— Mes préférences me poussent à n'appartenir qu'à moi-même, dit Keely sans sourire. Si cela implique que je dois tenir les hommes à distance, tant pis.
— Sean d'Erinn trouvera peut-être à redire à ça !
— Il n'aura rien à dire. Il me prendra comme je suis, ou il se cherchera une autre épouse.
Corin rit.
— Sois sûre que s'il t'épouse, il ne manquera pas de te prendre. En plus de vouloir un héritier pour Erinn, il voudra sans doute profiter de sa cheysula.
— Il risque de « profiter » de trente centimètres d'acier dans le ventre, s'il me bouscule quand je n'en ai pas envie.
Corin hurla de rire.
— Comme tu seras nue sur ta couche nuptiale, il te sera sans doute difficile de cacher un couteau sur toi. ( Il leva une main pour interrompre les protestations de sa sœur. ) Es-tu venue me parler de tes fiançailles, ou de mon exil ? Je t'avouerai qu'en ce moment je suis plutôt occupé par mes propres malheurs...
— Corin, je sais ! C'est si injuste... Notre jehan n'a pas le droit de faire ça. Comment peut-il envoyer ainsi deux de ses fils vers l'inconnu ?
— Il le peut, parce qu'il est notre jehan, et parce qu'il est le Mujhar.
— Le rang n'excuse rien.
— C'est vrai, dit Corin. Notre jehan dirait que cela n'excuse pas la conduite de ses fils.
— As-tu envie d'y aller ?
— Non.
— Eh bien, oppose-toi à lui ! Que peut-il te faire ? Tu es son fils, et tu fais partie de la Prophétie. Rentre à Homana-Mujhar et refuse de partir. Si nous l'affrontons tous les deux...
— Cela soulignera à ses yeux la nécessité de la discipline. Pendant ce temps, Brennan jouera les fils dévoués, comme il sait si bien le faire. Puis notre jehan ordonnera qu'on m'envoie à Atvia pieds et poings liés.
— Qu'as-tu l'intention de faire ? demanda Keely, les mains sur les hanches.
— Aller à Atvia, en passant par Erinn, comme notre jehan l'a ordonné.
— Si tu avais résolu d'obéir, pourquoi avoir fait tout ce foin pour commencer ?
— Regarde-toi un peu, dit Corin à sa sœur. Il n'est pas étonnant que Deirdre désespère de faire de toi une femme.
— Oh ? dit Keely d'une voix dangereusement calme.
— Tu ne portes que des pantalons, jamais de robes. Tu as réussi à persuader notre su'fali de t'enseigner à manier le couteau, l'épée et l'arc parce que le maître d'armes avait refusé de le faire. Tu n'essaies pas d'apprendre à te comporter comme la future dame d'Erinn. Tu bois de l’usca, tu joues aux dés presque autant que Hart...
— ... Et presque aussi bien. Continue, Corin. Ne t'arrête pas en si bon chemin.
— Tu persistes à protester parce que tu dois épouser un homme qui sera un jour roi d'Erinn. Tu refuses ton tahlmorra, et tu m'incites à refuser le mien aussi.
— Je n'ai jamais demandé à épouser cet homme. Pour le reste, c'est vrai, j'abjurerais volontiers ces frivolités féminines. Si j'avais le choix, je deviendrais guerrier et non épouse.
— Tu préférerais être un homme plutôt qu'une femme ?
— Non, idiot ! Je n'ai aucun désir d'être autre chose que moi-même. Avec la liberté de faire ce que je veux au lieu de me conformer à ce qu'on attend de moi. Même dans le clan, ce ne serait pas l'idéal : il n'y a pas de femmes guerriers. ( Elle soupira. ) Partons-nous, rujho ? J'ai très envie de voir Hondarth. Je ne suis jamais allée nulle part, sinon à Mujhara et dans la Citadelle du clan.
Corin savait qu'il n'était pas à même de forcer Keely à rentrer à Homana-Mujhar.
Je laisserai Sean s'occuper d'elle, se dit-il.
— Pour le moment, nous marcherons. Le rouan a besoin de se reposer.
— Je le vois bien. ( Elle lui sourit. ) En route ! Hondarth nous appelle.
— Hondarth ne se remettra jamais de notre passage, dit Corin en levant les sourcils.
Keely à son côté, son lir trottant devant lui, Corin se sentit soudain satisfait. S'il était obligé d'aller à Atvia, au moins aurait-il la meilleure des compagnies.
Ils vendirent l'étalon à Hondarth. Il n'y aurait pas eu de place pour lui sur le bateau. Leurs finances bien renflouées, ils s'arrêtèrent devant une taverne.
— Celle-ci fera l'affaire, rujho.
Il la regarda d'un air désapprobateur.
— Une taverne du front de mer ? Nous ferions mieux d'en chercher une plus loin des docks.
Elle resta immobile, les pieds écartés.
— Je veux du vin, et j'ai faim. Si tu as peur des problèmes parce que je suis une femme, n'oublie pas que j'ai un couteau.
— Je ne crois pas que le genre d'homme qui fréquente cette taverne soit effrayé par un couteau, dit Corin.
Keely haussa les épaules.
— Dans ce cas, j'aurai recours à la forme-lir. Allons, Corin, entrons !
Elle l'attrapa par son pourpoint et le tira vers la porte.
La taverne sentait le poisson, mais ce n'était pas la pire que Corin eût fréquentée. A priori, il n'avait aucune raison de soupçonner qu'ils risquaient d'y avoir des problèmes. Les clients les regardèrent avec curiosité, puis se replongèrent dans leurs affaires.
Corin soupira de soulagement. Toute sa vie, il avait fait ce qu'il pouvait pour éviter des ennuis à sa forte tête de sœur. Il ne la blâmait pas : à sa place, il serait mort d'ennui, condamné à des travaux de femme. Mais elle était une femme ; n'aurait-elle pas dû se comporter comme telle ?
N'oublie pas qu'elle est aussi cheysulie, lui rappela Kiri. Elle a le Sang Ancien, et plus de Dons que nombre de guerriers. Espérais-tu qu’elle se conduirait en Homanane obéissante ?
Les femmes... S'il y avait une serveuse avenante, il passerait peut-être une nuit des plus agréables...
Puis il se souvint de sa sœur. Il ne pouvait guère lui dire de se trouver une chambre pour la nuit pendant qu'il s'éclipsait avec la fille. Avec Hart ou Brennan, les choses étaient plus simples.
Quand il arriva à la table, Keely était déjà assise. C'était la première fois que Corin allait avec elle dans une taverne. Il choisit un tabouret et s'installa, une main dans la fourrure de Kiri, dont la présence avait été acceptée sans problème.
Il entendit un bruit de pas derrière lui et se retourna abruptement quand il vit la main de Keely se poser sur la garde de sa dague.
— Etes-vous cheysulis ? demanda l'homme. Ou des Homanans déguisés ?
— Pourquoi ? demanda Corin froidement.
— Parce que si vous êtes cheysulis, je vous offrirai un verre, à vous et à la jeune dame. Sinon, vous ne m'intéressez pas.
— Vous êtes érinnien ? demanda Corin, reconnaissant l'accent de l'homme.
— Oui. Je m'appelle Boyne. Mais vous n'avez pas répondu à ma question, mon garçon !
Boyne était un homme massif à la barbe et aux cheveux noirs grisonnants. Son sourire, auquel manquaient deux dents, était sincère.
— Oui, nous sommes cheysulis. Voulez-vous vous joindre à nous ?
L'homme s'assit lourdement sur le banc et demanda du vin.
— Je suis le capitaine Boyne. Je rentre à Erinn avec la marée de demain matin. Quand j'ai vu votre or, je me suis dit que vous étiez cheysulis, et que cela valait bien que je vous paie une goutte à boire.
— Pourquoi ? demanda Keely.
— A cause des liens entre nos deux pays. Aileen d'Erinn va épouser un prince d'Homana, et le prince Sean prendra pour femme la fille cheysulie du Mujhar. Buvons à Aileen et à son prince cheysuli ! A Sean et à sa douce fiancée !
Il leva son verre. Corin l'imita. Keely suivit, plus lentement.
— Sa douce fiancée..., marmonna-t-elle amèrement.
— Oui, dit l'homme. Bientôt, il l'enverra chercher. C'est un homme maintenant, notre Sean. Il est temps qu'il mette en route son premier fils !
— Est-ce la seule chose qui l'intéresse chez son épouse : les enfants qu'elle lui donnera ?
— Ma foi, dit l'homme, que peut-elle faire d'autre ? Notre jeune seigneur n'est pas une mauviette ; il a hâte de coucher avec sa fiancée cheysulie. Quand il l'aura épousée, il lui fera un fils, avant que l'année soit écoulée ! ( Il leva de nouveau sa coupe. ) Je bois à tous les beaux petits qu'il engendrera !
— Nous aussi, nous partons pour Erinn au matin, dit Corin, avec l'intention de demander passage à bord du navire de Boyne.
— Non, dit Keely. Mon frère seulement.
Il la regarda, bouche bée.
— On a besoin de moi à la maison.
— Es-tu folle ? Tu avais dit que tu venais avec moi !
— J'ai changé d'avis. C'est la prérogative d'une femme ; en tout cas, le genre de femme que le prince bien-aimé de Boyne doit préférer.
— Tu aurais pu le faire avant que je vende le rouan.
— Je le rachèterai. Lui ou un autre.
— Keely...
— Nous en parlerons plus tard, dit-elle. Pour le moment, je voudrais manger.
Plus tard, seuls dans leur chambre, Corin affronta Keely.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Tu as entendu cet abruti se vanter de la façon dont le prince a l'intention de traiter son épouse !
— Oui, mais je crois qu'il exagérait. Il aime s'entendre parler, c'est tout.
Keely s'assit au bord de son lit.
— Je ne peux pas y aller, Corin.
— Tu as peur.
— Oui. Je ne veux pas de tout cela ! Je ne veux pas me marier, coucher avec lui, porter ses enfants ! Si je viens avec toi, je perdrai ma liberté encore plus tôt. Si je rentre, je peux attendre jusqu'à ce que Liam d'Erinn et notre jehan décident que le moment est venu. Je ne peux pas me permettre de gaspiller un seul des instants de liberté qui me restent. Je suis désolée, Corin. Demain matin, je repartirai pour Mujhara.
Quand la chandelle fut éteinte, Corin entendit un long moment la respiration inégale de sa jumelle. Il comprit qu'elle était encore plus effrayée que lui.
Il se jura, en arrivant à Erinn avec les nouvelles concernant le mariage d'Aileen, de parler aussi de celui de sa sœur.